• L'autre, le fou


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    Le fou. La folie. Voilà deux termes et une conception de la maladie mentale qui ont disparu depuis la première moitié du vingtième siècle. Le fou n'existe plus et le mot folie regroupe une diversité de troubles psychiques identifiés, répertoriés et classés. De même, ont émergé une multitude de visions psy- et d'approches thérapeutiques, chacune portant sa propre conception de l'humain, certaines s'attachant uniquement à la psychée, d'autres prenant aussi en compte l'environnement de l'individu ou la société.


    « J'ai demandé si peu à la vie – et ce peu, la vie me l'a refusé. […] Une conscience d'exister qui ne me soit pas trop douloureuse. »

     (Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité, fragment n°6)


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    On peut tout d'abord se demander ce qu'est un fou : le langage courant nous indique que l'on désigne par ce terme celui qui perdu la raison et le sens de la réalité. Voltaire donnait déjà une définition similaire dans son Dictionnaire philosophique en 1764 en faisant de la folie le fait d'« avoir des pensées incohérentes et la conduite de même ». Le fou est donc celui qui déraisonne, qui s'inscrit dans une logique absconse ainsi que dans une autre réalité à laquelle notre sens commun refuse de croire. Ainsi envisagé, le fou dérange l'ordre du monde en bousculant la réalité communément partagée et c'est la société toute entière qu'il risque de renverser en faisant éclater les normes. En effet, le fou est un être anormal, qui s'écarte des rôles sociaux standards, qui ne suit plus les règles ou les lois de la cité et dont les comportements souvent imprévisibles sont inclassables : c'est en ce sens un être anomal (du latin anomalus, dérivé du grec ancien ἀνώμαλος, qui signifie « inégal, irrégulier ») qui fait éclater une vision normalisée et rassurante de l'homme moyen, de l'homme ordinaire. Pourtant, certains comportement dits a-normaux sont socialement tolérés, voire valorisés, lorsqu'il sont circonscrits à un espace d'expression particulier (théâtre, cinéma, carnaval). 


    Aussi dira-ton d'un artiste ou d'un précurseur qu'il est un fou, un fou « génial » ajoutera-t-on peut-être. Aristote (dans Problèmes, section 30), puis Sénèque (dans La tranquillité de l'âme, 15), pensaient qu'il n'y avait pas de grands génies sans un grain de folie : « Parmi les philosophes, nous trouvons Socrate, halluciné ; Pascal, névropathe et obsédé ; J.-J. Rousseau mélancolique, persécuté et suicidaire ; Condillac somnambule ; Saint-Simon excentrique ; Fourier, ayant passé toute sa vie dans un état d’hallucination non interrompue ; Hegel, dont la sœur était folle ; Auguste Comte, frappé d’aliénation mentale au milieu de sa laborieuse carrière », listait ainsi Alexandre Cullerre, dans son ouvrage Les frontières de la folie, (chapitre X, §. II : « La folie, le talent et le génie »), datant de 1888.


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    Toutefois, la folie ne doit être réduite à une manière d'être ou à une simple excentricité (du latin ex- et centrum, qui n'a pas le même centre), elle est avant tout un dérèglement, un dysfonctionnement, une anomalie qui dépasse le sujet même. La folie, à travers son désordre et sa liberté irréfrénée, ne nous révèle-t-elle pas finalement une vérité sur l'homme ? Le fou ne nous renvoie-t-il pas une image en miroir de nous-même ? L'image d'un homme débridé, décomplexé, libéré de tous tabous, affranchi des codes humains et délivré des interdits sociaux : l'aliéné est paradoxalement l'homme libre. Ainsi, l'homme est indissociable de la folie, car « l'être de l'homme, écrivait Jacques Lacan, non seulement ne peut pas être compris sans la folie, mais il ne serait pas l'être de l'homme s'il ne portait pas en lui la folie comme limite de la liberté », dans les Propos sur la causalité psychique.  


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    Le fou, en remettant en cause les normes sociales établies, est une figure subversive : le fou du roi François Ier n'était-il pas le seul à pouvoir se moquer du souverain et à en faire la satire ? De par son inconstance, de par le reflet qu'il nous renvoie de nous-mêmes, le fou est un étranger effrayant pour l'homme commun qui le rejette : le fou est une exagération grotesque, la folie est « la caricature de tout comportement humain », écrit Édouard Zarifian dès l'introduction de son livre Les jardiniers de la folie. Le fou, c'est nécessairement l'autre : « C'est un véritable fou furieux ! », confie un patient à son psychiatre en désignant un autre pensionnaire. L'autre dans son intériorité se tient toujours dans une distance irréductible et je ne pourrais jamais l'appréhender complètement. Et cette distance et ce vide peuvent être insupportables : le sujet doit mettre du sens sur les actes d'autrui afin de les rationaliser, d'une part, et de combler une peur archaïque et existentielle, d'autre part. Or, cette peur est légitime, simplement humaine, car le regard que porte le fou sur les autres peut aussi être déstabilisant, dévitalisant, déstructurant et menacer la stabilité de leur identité propre. Ainsi, que nous soyons malades ou sains d'esprit, la folie nous pousse de manière presque inévitable à la fuite de l'autre, à l'exclusion... Le fou nous écarte et nous nous protégeons en le rejetant. Affronter la folie et la considérer en face, « c'est se regarder sans les complaisances habituelles », ajoute Zarifian. Certes, le fou est un autre, mais c'est un alter ego, un autre moi-même, et c'est exactement cela qui est angoissant.  

    Bordeaux, mai 2011.


     


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